Le fémur, je ne savais même pas, précisément, de quel os il s'agissait, où il se situait. J'avais, comme tout le monde, entendu l'expression « se casser le col du fémur ». Mais c'était pour les vieux.
Ils étaient loin les cours d'anatomie grâce auxquels j'avais dû un jour associer le fémur à la cuisse. Le fémur : l'os le plus gros et le plus solide du corps humain.
À présent, pour moi, la cuisse n'avait rien à voir avec l'os qu'elle enveloppait. Il y avait mes cuisses de femmes dont la peau était douce et que j'aimais bien. Il y avait les cuisses de mes petites filles qui marchaient par quatre, le plus souvent côte à côte, toujours en mouvement, graciles et fraîches. Quand elles venaient se poser sur les miennes, je les faisais sauter en riant, leur chantais des comptines. Je connaissais aussi celles de mon mari, longues et musclées, parsemées de poils, rassurantes.
De fémur, je n'en connaissais point. Il n'y avait pas de ça dans la famille. Jusqu'au jour où, au huitième mois de ma troisième grossesse, on m'annonça : il y a un problème. Le fémur gauche de votre bébé présente une anomalie. Probablement une fracture…
Je touchai mon ventre, réflexe de protection. Ma main entra en contact avec le produit froid et collant dont ma peau distendue avait été badigeonnée. Ma main, qui fonctionnait seule, sans mon accord préalable, chercha à chasser l'objet inquisiteur qui parcourait compulsivement la surface de mon ventre à la recherche d'une « autre malformation »... Ma main, toujours elle, s'empara d'un morceau de papier rêche qu'elle froissa en boule rageusement pour essuyer toute cette merde. Mon corps enfin se redressa sur la table d'examen et se laissa glisser prudemment pour se remettre debout et ficher le camp au plus vite.
Ma tête, elle, avait commencé de bourdonner : une fracture ? Je n'avais pas eu d'accident. Je n'étais pas tombée. Et d'ailleurs le bébé était dans l'eau, bien à l'abri.
Depuis ce matin d'automne, il y a huit mois, où sa vie avait débuté, désir d'enfant âgé seulement de quelques heures, j'avais toujours pris soin de lui. Il était venu s'installer au moment même où on l'avait appelé, sans se faire attendre, serein et glorieux dans son devenir.
Alors une fracture ! Une fracture du fémur ! Ce sont des mots durs que je n'entends pas, que je ne comprends pas. Le plus sage serait de rentrer à la maison et de ne rien dire à personne. Faire comme avant : aimer, attendre, rêver, jouer. T'aimer, t'attendre, te rêver…
Mais ce n'est plus possible. Il faut tout de suite joindre, affolée, prévenir, inquiète, le père. Ce n'est pas moi, pas vraiment moi qui suis inquiète et affolée, seulement la femme moderne et anxieuse qui veut savoir, qui veut « bénéficier » des progrès de la médecine, cette femme qu'on a fait de moi et dans laquelle je ne me reconnais pas.
Le père n'aura de cesse qu'il sache la vérité. La fracture, il n'y croit pas. Deux heures après la première, il sera fait une deuxième échographie. Cette fois, on nous dit que sa jambe n'est pas cassée mais que tous ses membres sont trop petits et dissymétriques. Peut-être est-il atteint de nanisme. Mais nous pouvons être rassurés, il n'a pas de bec-de-lièvre... Au revoir et bon courage !
Une nuit à pleurer, à marcher dans l'appartement. Le papa surtout ne dort pas. Les filles à rassurer. Le ventre à soutenir. Qu'y a-t-il dedans ? Jusqu'à présent il y avait un amour. On s'aimait, on avait fait l'amour et un beau fruit s'était développé : une petite framboise comme je disais à mes filles pour leur donner, au début, une idée de sa taille. La petite framboise avait grandi, grandi, se déployant dans sa cavité secrète. Elle était devenue un chaton qui participait à la vie de famille : pris de soubresauts, comme des petits rires silencieux quand ses sœurs jouaient et très spécialement quand elles lançaient la boule de la roulette qui tournait à toute vitesse. À chaque tintement de la bille et quand les filles annonçaient: rien ne va plus ! Les jeux sont faits ! mon bébé riait.
Je le sentais rire. Il frétillait.
Et tout à coup, dans mon sein, on me disait que j'enfermais un ennemi. Un enfant cassé, dissymétrique, nain, pourquoi pas. Non, pas nain, finalement, d'après la troisième échographie, mais peut-être mongolien : un cas sur mille dans ces problèmes de malformation des membres.
Je protégeais depuis huit mois, sans le savoir, un être à problèmes, un individu en tout cas qui dérangeait le bel ordre, cette beauté convenue qui n'est que désir de la norme. Mon ventre, ma chair, mon sang avaient laissé prospérer un intrus qui allait rendre tout le monde malheureux et serait malheureux lui-même.
Que pouvions-nous faire ? Que devions-nous faire ? Nous n'avions plus qu'un mois avant qu'il naisse pour continuer de l'aimer malgré tout le mal qu'on nous avait dit de lui. On pouvait pleurer, certes. Mais quant à moi, je m'y refusais. Pleurer, c'était admettre, être d'accord avec les prophètes de malheur, renoncer à l'amour de la vie. Pleurer, c'était accepter l'idée d'enfanter une victime et devenir victime soi-même.
Pendant quelques jours, mon bébé n'a plus ri. Il s'est tapi dans son coin, se sentant en danger. C'est aussi que ses sœurs n'ont plus joué près de lui. L'une d'elles voulait qu'il naisse tout de suite pour qu'il soit là, qu'il nous rassure. L'autre disait que l'attendre c'était comme une longue maladie d'amour. Elles avaient huit et six ans et parlaient comme des sages. Leur sagesse nous a sauvés de la folie de ceux qui croient savoir.
Nous nous sommes remis, petit à petit, à attendre notre bébé d'amour et non plus un être malfaçonné à qui il manquait quelques millimètres au fémur gauche et peut-être pire... Car il s'agissait bien de quelques millimètres et ce calibrage, à lui seul, avait entraîné toute une famille dans la peine.
J'espère, je crois, n'avoir cédé à la pression destructrice de la médecine voyeur, pas plus de quelques heures pour regagner très vite les cimes paisibles de l'attente sereine.
Le dernier mois de cette longue attente, son papa venait le soir parler à son fils, tête et bouche contre ventre : alors, tu viens mon petit ? Même si tu as un petit fémur, même si tu es mongolien, on t'aime, tu peux venir... Et le bébé qui tournait le dos, qui boudait depuis quelque temps, se rapprochait tout doucement, en un lent mouvement de tout le corps, au plus près de la voix.
Il se remit aussi à glousser, à ricaner parfois quand ses sœurs reprirent leurs jeux à ses côtés. Nous étions en paix. Il naquit en paix. Quand après l'avoir câliné, réchauffé, tenu contre mon sein qu'il prit tout naturellement, on l'emmena pour les examens habituels, je me demandai soudain : au fait ! Et sa jambe ? Qu'est-ce qu'elle a ?...
Le père revint, tenant fièrement son enfant dans ses bras, deux de ses doigts enserrant amoureusement la minuscule cuisse gauche incriminée : voilà ! Je te présente Petit Fémur, nouvel indien de la tribu ! Il est beau , n'est-ce pas ?
Le bébé leva les yeux vers la voix en haut, découvrit son papa et eut un joli petit rire.
(Danièle Sastre)