mardi 13 octobre 2009

L’annonce (l’échographie, la naissance)

Le fémur, je ne savais même pas, précisément, de quel os il s'agissait, où il se situait. J'avais, comme tout le monde, entendu l'expression « se casser le col du fémur ». Mais c'était pour les vieux.


Ils étaient loin les cours d'anatomie grâce auxquels j'avais dû un jour associer le fémur à la cuisse. Le fémur : l'os le plus gros et le plus solide du corps humain.

À présent, pour moi, la cuisse n'avait rien à voir avec l'os qu'elle enveloppait. Il y avait mes cuisses de femmes dont la peau était douce et que j'aimais bien. Il y avait les cuisses de mes petites filles qui marchaient par quatre, le plus souvent côte à côte, toujours en mouvement, graciles et fraîches. Quand elles venaient se poser sur les miennes, je les faisais sauter en riant, leur chantais des comptines. Je connaissais aussi celles de mon mari, longues et musclées, parsemées de poils, rassurantes.

De fémur, je n'en connaissais point. Il n'y avait pas de ça dans la famille. Jusqu'au jour où, au huitième mois de ma troisième grossesse, on m'annonça : il y a un problème. Le fémur gauche de votre bébé présente une anomalie. Probablement une fracture…

Je touchai mon ventre, réflexe de protection. Ma main entra en contact avec le produit froid et collant dont ma peau distendue avait été badigeonnée. Ma main, qui fonctionnait seule, sans mon accord préalable, chercha à chasser l'objet inquisiteur qui parcourait compulsivement la surface de mon ventre à la recherche d'une « autre malformation »... Ma main, toujours elle, s'empara d'un morceau de papier rêche qu'elle froissa en boule rageusement pour essuyer toute cette merde. Mon corps enfin se redressa sur la table d'examen et se laissa glisser prudemment pour se remettre debout et ficher le camp au plus vite.

Ma tête, elle, avait commencé de bourdonner : une fracture ? Je n'avais pas eu d'accident. Je n'étais pas tombée. Et d'ailleurs le bébé était dans l'eau, bien à l'abri.

Depuis ce matin d'automne, il y a huit mois, où sa vie avait débuté, désir d'enfant âgé seulement de quelques heures, j'avais toujours pris soin de lui. Il était venu s'installer au moment même où on l'avait appelé, sans se faire attendre, serein et glorieux dans son devenir.

Alors une fracture ! Une fracture du fémur ! Ce sont des mots durs que je n'entends pas, que je ne comprends pas. Le plus sage serait de rentrer à la maison et de ne rien dire à personne. Faire comme avant : aimer, attendre, rêver, jouer. T'aimer, t'attendre, te rêver…

Mais ce n'est plus possible. Il faut tout de suite joindre, affolée, prévenir, inquiète, le père. Ce n'est pas moi, pas vraiment moi qui suis inquiète et affolée, seulement la femme moderne et anxieuse qui veut savoir, qui veut « bénéficier » des progrès de la médecine, cette femme qu'on a fait de moi et dans laquelle je ne me reconnais pas.

Le père n'aura de cesse qu'il sache la vérité. La fracture, il n'y croit pas. Deux heures après la première, il sera fait une deuxième échographie. Cette fois, on nous dit que sa jambe n'est pas cassée mais que tous ses membres sont trop petits et dissymétriques. Peut-être est-il atteint de nanisme. Mais nous pouvons être rassurés, il n'a pas de bec-de-lièvre... Au revoir et bon courage !


Une nuit à pleurer, à marcher dans l'appartement. Le papa surtout ne dort pas. Les filles à rassurer. Le ventre à soutenir. Qu'y a-t-il dedans ? Jusqu'à présent il y avait un amour. On s'aimait, on avait fait l'amour et un beau fruit s'était développé : une petite framboise comme je disais à mes filles pour leur donner, au début, une idée de sa taille. La petite framboise avait grandi, grandi, se déployant dans sa cavité secrète. Elle était devenue un chaton qui participait à la vie de famille : pris de soubresauts, comme des petits rires silencieux quand ses sœurs jouaient et très spécialement quand elles lançaient la boule de la roulette qui tournait à toute vitesse. À chaque tintement de la bille et quand les filles annonçaient: rien ne va plus ! Les jeux sont faits ! mon bébé riait.

Je le sentais rire. Il frétillait.

Et tout à coup, dans mon sein, on me disait que j'enfermais un ennemi. Un enfant cassé, dissymétrique, nain, pourquoi pas. Non, pas nain, finalement, d'après la troisième échographie, mais peut-être mongolien : un cas sur mille dans ces problèmes de malformation des membres.

Je protégeais depuis huit mois, sans le savoir, un être à problèmes, un individu en tout cas qui dérangeait le bel ordre, cette beauté convenue qui n'est que désir de la norme. Mon ventre, ma chair, mon sang avaient laissé prospérer un intrus qui allait rendre tout le monde malheureux et serait malheureux lui-même.


Que pouvions-nous faire ? Que devions-nous faire ? Nous n'avions plus qu'un mois avant qu'il naisse pour continuer de l'aimer malgré tout le mal qu'on nous avait dit de lui. On pouvait pleurer, certes. Mais quant à moi, je m'y refusais. Pleurer, c'était admettre, être d'accord avec les prophètes de malheur, renoncer à l'amour de la vie. Pleurer, c'était accepter l'idée d'enfanter une victime et devenir victime soi-même.


Pendant quelques jours, mon bébé n'a plus ri. Il s'est tapi dans son coin, se sentant en danger. C'est aussi que ses sœurs n'ont plus joué près de lui. L'une d'elles voulait qu'il naisse tout de suite pour qu'il soit là, qu'il nous rassure. L'autre disait que l'attendre c'était comme une longue maladie d'amour. Elles avaient huit et six ans et parlaient comme des sages. Leur sagesse nous a sauvés de la folie de ceux qui croient savoir.


Nous nous sommes remis, petit à petit, à attendre notre bébé d'amour et non plus un être malfaçonné à qui il manquait quelques millimètres au fémur gauche et peut-être pire... Car il s'agissait bien de quelques millimètres et ce calibrage, à lui seul, avait entraîné toute une famille dans la peine.

J'espère, je crois, n'avoir cédé à la pression destructrice de la médecine voyeur, pas plus de quelques heures pour regagner très vite les cimes paisibles de l'attente sereine.


Le dernier mois de cette longue attente, son papa venait le soir parler à son fils, tête et bouche contre ventre : alors, tu viens mon petit ? Même si tu as un petit fémur, même si tu es mongolien, on t'aime, tu peux venir... Et le bébé qui tournait le dos, qui boudait depuis quelque temps, se rapprochait tout doucement, en un lent mouvement de tout le corps, au plus près de la voix.


Il se remit aussi à glousser, à ricaner parfois quand ses sœurs reprirent leurs jeux à ses côtés. Nous étions en paix. Il naquit en paix. Quand après l'avoir câliné, réchauffé, tenu contre mon sein qu'il prit tout naturellement, on l'emmena pour les examens habituels, je me demandai soudain : au fait ! Et sa jambe ? Qu'est-ce qu'elle a ?...

Le père revint, tenant fièrement son enfant dans ses bras, deux de ses doigts enserrant amoureusement la minuscule cuisse gauche incriminée : voilà ! Je te présente Petit Fémur, nouvel indien de la tribu ! Il est beau , n'est-ce pas ?


Le bébé leva les yeux vers la voix en haut, découvrit son papa et eut un joli petit rire.


(Danièle Sastre)

11 commentaires:

  1. En relisant ce texte que j'ai écrit il y a plus de vingt ans j'ai envie d'en faire un commentaire ou plutôt d'y ajouter une "anecdote" qui elle est toute récente. Il y a un mois passait à la télé un documentaire sur le dépistage des maladies ou malformations du foetus et interruptions médicales de grossesse. Je regardais le sujet avec attention quand soudain j'ai été captée physiquement (sentiment de malaise, sueurs froides) par une femme médecin èchographiste qui semblait quelque peu tétaniser la future mère qu'elle examinait avec son appareil échographique, appuyant comme une dingue sur le ventre de la femme, lui lançant des paroles absurdes et avec brutalité du type : "Vous me dites que vous le sentez bouger, moi rien du tout... je le trouve très hypotonique... Bon là je cherche s'il n'a pas la nuque épaisse d'un trisomique auquel cas cela expliquerait pourquoi il ne se développe pas bien et ne bouge pas... bon... il n'a pas de bec de lièvre..."
    Sur le coup j'ai pensé que mon malaise venait du fait que j'étais passée par là et que par empathie je me mettais à fond à la place de la mère. Mais c'était plus que ça. Soudain j'ai compris à la faveur d'un gros plan sur la femme échographiste que c'était la même que celle qui m'avait fait subir cet examen affolant il y a plus de vingt ans!... Elle continuait donc de sévir et là, à un poste important dans un hôpital alors que moi je l'avais consultée, un peu par hasard, dans son cabinet à Paris (où elle exerce toujours d'ailleurs)J'ai compris qu'elle était toujours aussi perverse quand je l'ai vue dans l'émission au staf qui réunissait tous les médecins avant de proposer des interruptions de grossesse aux parents dans le foetus présentait des signes graves de maladie, dire avec assurance : Non moi ce bébé je le vois mal parti et je suis d'avis qu'on propose une IMG aux parents... Heureusement, le chef de service consciencieux a voulu lui-même revoir la mère avant de se prononcer et là il a estimé qu'on ne savait pas pourquoi ce bébé ne se développait pas bien et les parents ont continué la grossesse. L'enfant est né, petit mais normal...
    Je voudrais dire que lorsqu'on en veut au médecin qui nous annonce une mauvaise nouvelle, c'est normal mais ce qu'on est en droit de réclamer, d'exiger c'est qu'on ne nous annonce pas de fausses mauvaises nouvelles, qu'on ne nous inquiète pas inutilement, qu'on ne sème pas la panique dans toute une famille... C'est la moindre des choses, non? Quand j'ai reconnu cette femme j'ai failli agir, mais que faire?
    Je suis triste qu'elle continue de faire du mal en étant toujours aussi incompétente et qu'elle ait un poste important dans un service hospitalier. Mais, le documentaire l'a montré, heureusement elle n'agit pas seule et le principe du "collège de médecin" qui prend des décisions à plusieurs et en dernier recours laisse les parents décider, c'est rassurant.

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  2. je vit exactement ce cauchemard. deux fémurs court et l'un nettement plus court à l'echo.

    ce n'est plus une grossesse pleine de joie, mais pleie de peur. Un généticien nous a dit toutes les anomalies possibles, à ne pas prendre à la légère... On attend, pleure et se sent terriblement seul devant tant de possibilité n'osant plus croire qu'après tout peut-être il n'y a rien.

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  3. Oui c'est dur surtout en fin de grossesse... mais vraiment il faut tout faire même si c'est difficile pour attendre un bébé et pas "deux petits fémurs" ou pire. Y penser on ne peut pas comme ça arrêter ni de s'inquiéter pour l'avenir mais se préparer à accueillir dans la joie un doux bébé qui est déjà là d'ailleurs ça oui, c'est important et donne des forces... Une fois tous les examens possibles pratiqués il faut fermer ses yeux et ses oreilles à tout ce que le corps médical et même l'entourage quand il n'est pas bienveillant peut dire.
    Vous verrez le bébé là dans vos bras et sous votre regard tout se passera bien et vous serez fière et heureuse comme toute maman. Après plus tard, il sera toujours temps d'envisager les problèmes s'il y en a les uns après les autres. L'orthopédie est une discipline très avancée et efficace chez nous en France et ce sont problèmes qu'on peut toujours résoudre.
    Profitez doucement de la dernière partie de votre grossesse. Cordialement
    Danièle

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  4. Voilà, il ne reste que 6 semaines avant de faire connaissance aveec notre fille. Une échographie a été pratiqué toutes les 4 semaines pour surveiller l'évolution de l'hypoplasie. J'ai bonne question pour vous... Est-ce qu'investir dans la conservation du sang du cordon de la petite peut être utile? Croyez-vous qu'un jour avec les cellules souche on pourrait faire grandir un os de façon à éviter la chirurgie orthopédique?

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  5. Je voudrais bien vous répondre oui, hélas à l'heure actuelle l'avancée de la science n'en est pas là et "investir" en prévision me semble une démarche illusoire car à ma connaissance le don de sang embryonnaire via le cordon ombilical est anonyme et altruiste et se pratique surtout pour traiter les leucémies.
    Voici un lien qui vous donnera sur ce sujet des informations : http://bebeolait.aceboard.fr/307288-1808-1512-0-sang-cordon.htm

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  6. Dommage qu'il n'y ait pas de recherche en ce sens.

    Ici au Québec, plusieurs entreprise privé offre à grand coûts l'entreposage de sang de cordon. Ça doit leur être très lucratif car beaucoup de parents optent pour cette sécurité. J'admet que c'est moralement discutable et qu'il serait souhaitable que toutes ces cellules souches soient d'usage publique, ce qui, sans doute favoriserait la recherche. Je souhaite sincérement qu'un jour, les scientifiques trouvent la façon de créer du cartilage de croissance pour aider les enfants à moins souffrir.

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  7. Un ans plus tard... ma petite fille a 11 mois, de courts fémurs et le droit plus court d'au moins 2.5cm. Le suivi médical est très peu orienté vers cette différence. Toujours le même silence médical qu'avant sa naissance, mais heureusement elle est présente et la voir jouer nous permet d'oublier son handicape. Quand on l'observe bouger, on peut déjà voir ses méthodes pour compenser son inégalité, cela dit, elle s'adapte bien. Toutefois, je crois qu'il y a moins de force musculaire avec son petit fémur et une très grande flexibilité.

    Sans doute à tord, j'espère encore que son petit fémur saura s'allonger et rejoindre l'autre, se serait tellement mieux! Pauvre mais brave petite.

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  8. Oui, une fois que l'enfant est là et qu'on la ou le voit évoluer avec toute l'énergie et la joie de vivre qu'ont les enfants, c'est tout différent... En effet, on est surpris de voir comment ils compensent leur petit handicap et trouvent naturellement des solutions. J'avais aussi constaté une moindre force musculaire du côté de la cuisse qui avait un petit fémur. C'est tout à fait normal car la jambe étant plus courte elle travaille moins et aussi, l'os plus petit fait qu'il s'enrobe de muscle plus mince. Mais avec l'âge toutes ces différences minimes s'estompent, vous verrez. Par contre, je pense qu'à un moment il est préférable d'envisager tranquillement que l'os court ne rattrapera pas le plus long. On ne voit pas pourquoi, mécaniquement, cela est possible, sauf dans nos rêves de parents. Mais 11 mois, vous avez tout à fait le temps de penser au(x) traitement(s) pour bien plus tard.
    Ce que je peux vous dire c'est qu'aujourd'hui, mon fils âgé de 23 ans, qui avait à 11 mois une différence entre ses deux cuisses de 2,5 cm a deux jambes parfaites (après traitement à 8-9 ans) et que le jour de la cérémonie où il a été nommé officier de marine, dans le bataillon, avec tous ces beaux jeunes hommes et femmes en uniforme, on ne voyait absolument pas cette petite différence de 2,8 cm qu'il lui reste encore du côté gauche. Mais j'ai pensé quand même à ça, bien sûr...

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  9. Bonjour, elle a presque 13 mois, ça fait maintenant un mois qu'elle essai de marcher et elle tombe toujours à moins de 7 pas parfois même sans en faire. Comme c'est mon deuxièem enfant, je sais bien que c'est très laborieux pour elle. En plus de la différence de longueur on dirait qu'elle a le genou mal orienté alors elle tombe de son petit côté. Est-ce que, à votre connaissance, les enfants ont parfois besoin d'une canne?

    C'est un vainqueur vontre grand garçon!

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  10. Bonjour,
    Ah non, une canne? absolument pas... Vous verrez tout va bien aller.13 mois, ce n'est pas tard pour apprendre à marcher. Mes deux-petits fils ont marché à 14-15 mois et leur mère (ma fille) qui n'avait absolument pas de problèmes de longueur de jambe, ne s'y est mise qu'à 18 mois... Par contre, mon autre fille (qui n'avait rien non plus) et son frère, qui lui avait un problème de longueur de jambe important, ont marché tous deux à 10 mois... Comme quoi cela dépend surtout de la personnalité de chaque enfant... et de son envie!
    Laissez-là faire les choses à son rythme, aidez-la mais pas trop, et surtout faites-lui confiance...

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  11. bonsoir,
    Je confirme ce que dit Danièle. Il faut lui laisser le temps. Ce n'est pas facile de se projeter tant que l'enfant ne marche pas, mais faites lui confiance. Mon fils rampait à la vitesse de l'éclair avant d'avoir sa première paire de chaussures compensées. Les médecins ont attendu qu'il ait un peu plus de 18 mois pour le chausser correctement et lui permettre de se mettre pour la première fois debout en équilibre sur ses deux pieds. Un mois plus tard il galopait dans le jardin un ballon aux pieds..

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